Le 16 octobre, la Journée mondiale du Pain met en lumière un aliment profondément ancré dans la culture de notre territoire. Ce dernier doit cependant faire face à une concurrence toujours plus marquée d'autres aliments, à l'image des céréales du petit déjeuner, des pâtes et autres légumineuses.
Face à cette réalité, la filière doit s'adapter. Les habitudes des consommateurs ont évolué : comme en témoigne une étude menée en 2024 par l'Ifop pour le compte de la Fédération des Entrepreneurs en Boulangerie (FEB), les pains spéciaux séduisent désormais 31% des consommateurs, suivant de près la baguette (35%).

Cela témoigne d'un attrait toujours plus marqué pour la diversité des textures et saveurs : le goût est le principal critère d'achat pour ces produits (71%)... mais également pour des produits plus respectueux de la santé humaine, la nutrition étant citée par 32% des répondants.

Un pain vertueux et sain pour tenter de reconquérir la clientèle

Pour continuer à se développer et à transmettre leur savoir-faire, les entreprises de boulangerie disposent de plusieurs orientations stratégiques. Une nouvelle génération d'artisans, incarnée pour partie des reconversions professionnelles vantant les mérites d'un pain naturel ainsi que d'illustres techniciens, entend renouveler l'attrait de la clientèle pour ses produits en relevant les curseurs d'engagement

Cette vision rejoint les travaux en cours autour d'un projet de décret «Pain Nutrition», qui définirait de façon claire les contours d'un produit sain et pouvant retrouver une place centrale dans l'alimentation des Français grâce à une grande densité nutritionnelle.

La baguette est toujours au centre du modèle de nombreuses entreprises de boulangerie, à l'image de ANGE. Elle est d'ailleurs devenue le 1er produit équitable consommé en France, détrônant les produits phares du commerce équitable Nord-Sud comme le café ou la banane. Pour François Bultel, ce pain est un véritable symbole de la volonté de l'entreprise de "créer de la richesse en proximité, au bénéfice de tous (fournisseurs, clients, partenaires)" par le biais de son engagement dans la démarche Agri-Éthique.

Si une telle démarche prend la relève du décret pain de 1993 en allant plus loin que la sanctuarisation d'une vision "qualitative" de la baguette, elle s'est pas sans risques : s'orienter vers un tel pain pourrait renforcer les fractures entre les différentes catégories de consommateurs et instituer un "pain des riches", proposé à un prix de vente élevé de par le coût des matières premières servant à sa réalisation, en plus du savoir-faire nécessaire pour le fabriquer.
A l'opposé, le "pain des pauvres" se trouverait incarné par les baguettes qui inondent le marché. Ces dernières ne manquent pas d'être décriées par les artisans les plus engagés, qui n'hésitent pas à les exclure de leur offre.

S'adapter et simplifier l'exécution, une approche radicalement opposée

La question de l'alignement de cette approche vis à vis des attentes du marché se pose cependant : si les pains "spéciaux" sont appréciés du public, ils ne représentent qu'une part limitée de la consommation globale. 89% des personnes interrogées dans le cadre de l'édude Ifop-FEB déclarent en manger "ponctuellement", le chiffre tombant à 62% pour un acte hebdomadaire.

Les nouvelles générations se tournent massivement vers les pains moelleux, mais également vers des produits offrant des croûtes fines, des notes aromatiques dépourvues d'acidité, ou encore de meilleures qualités de conservation. De quoi inspirer une évolution de l'offre, pour mieux intégrer pains de mie et brioches dans les vitrines des artisans, mais également appeler des transformations sur des références incontournables.

La baguette de Tradition semblait jusqu'alors inamovible dans le paysage du pain français, mais elle se trouve bousculée par ces tendances... et par la volonté d'une partie des professionnels de simplifier leur production. Le succès rencontré par le groupement La Pétrie, et plus spécifiquement leur baguette Pétrisane, démontre le potentiel de démarches faisant la synthèse de ces mouvements. 
Non seulement le produit séduit le consommateur avec sa texture spécifique et ses saveurs torréfiées, mais il décharge le boulanger de tâches physiques ou répétitives tout en l'exemptant de maîtriser la fermentation.

Si la remontée du savoir-faire vers l'amont de la filière induite par de telles pratiques pose question, cette réussite ne manque pas d'inspirer d'autres entreprises... à l'image des Moulins Bourgeois et de sa "baguette de caractère" baptisée Garance. L'entreprise francilienne est ainsi en capacité de proposer à ses clients des farines brutes et naturelles... mais également un concept prêt à l'emploi. Il devient ainsi possible de faire le grand écart sans même pratiquer la gymnastique, ce qui se justifie aisément par la volonté de cibler le plus large public possible et éviter tout report de la clientèle vers la concurrence.

La tentation de la démission se répand de longue date chez les artisans : elle s'est déjà installée sur le sujet de la cuisson, la plupart ayant renoncé à proposer du pain "bien cuit". La pédagogie est d'autant plus complexe à exécuter compte tenu du fait qu'"un client ne passe pas plus de quelques minutes en boulangerie", comme le souligne François Bultel, co-fondateur et dirigeant du réseau ANGE.

Le changement climatique inspire des évolutions durables

Les mouvements des tendances et pratiques de la filière pourrait bien sembler dérisoires face aux bouleversements induits par les aléas rencontrés dans l'amont agricole. Après la sécheresse l'an passé, la campagne 2024 a été marquée par le surplus d'eau, réduisant de façon considérable les rendements. 
Au terme de la collecte, la production française de blé est estimée à 25,6 millions de tonnes (Mt), en repli de 9,5 Mt par rapport à 2023 : il s’agit de la récolte la plus basse depuis 1986. En plus de manquer de grains, les agriculteurs sont confrontés à une faible valorisation de leur production en raison de la chute des cours mondiaux.

Ces difficultés à répétition développent la sensibilité des opérateurs sur le sujet "On observe une prise de conscience accrue des industriels face aux difficultés rencontrées par les agriculteurs, qui subissent à la fois des contraintes sur les prix et les volumes", note Ludovic Brindejonc, fondateur du label Agri-Éthique.
La thématique est particulièrement stratégique pour les entreprises transformatrices "Les aléas climatiques et leurs impacts sur les rendements, donc sur les volumes, peuvent compromettre le sourcing des entreprises, ce qui souligne l’importance de sécuriser les approvisionnements et s’engager dans la durée via Agri-Éthique France".

Certains ont appréhendé cet enjeu très tôt, à l'image de ANGE qui a rejoint la démarche dès 2013 "Défendre le revenu de nos agriculteurs est une démarche d’avenir. On imagine à peine ce que deviendrait nos campagnes sans agriculteurs. En revanche, il faut rester en vigilance pour que le modèle économique demeure compétitif par rapport aux enjeux internationaux et qu’il ne soit pas un modèle à subvention. C’est un effort collectif à fournir qui doit être structurel et non conjoncturel. La démarche Agri-Éthique est intéressante en ce qu’elle permet de tamponner les hausses en cas de crise", détaille François Bultel.

Malgré le caractère vertueux du commerce équitable, sa pérennité demeure soumise aux aléas du marché : le choc inflationniste, lié aux instabilités géopolitiques en Europe de l'Est, a remis en question la logique de stabilité de la démarche Agri-Éthique et l'a incité à revoir son modèle pour se baser sur les coûts de production et non plus uniquement sur un prix garanti sur plusieurs années "Nous sommes dans une situation inversée par rapport au contexte février 2021 avec la guerre en Ukraine et la flambée des cours. Nous avons tiré les leçons de cette guerre, en ce qui concerne les matières premières", témoigne Ludovic Brindejonc. 

D'autres bouleversements sont à venir, dépassant de loin les seuls aspects économiques. La raréfaction des ressources naturelles et la nécessité de s'orienter vers des cultures plus respectueuses de ces dernière questionne la dépendance du pain vis à vis du blé. De quoi accélérer la mise en oeuvre de variétés plus résiliantes autant que l'incorporation d'autres céréales et légumineuses dans les recettes. La filière n'a pas fini d'avoir du pain sur la planche pour être en capacité d'en proposer demain à ses clients.